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L’art d’aimer

5e épisode

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Trame sonore:
Gilles Valiquette, Je suis cool

alinéa

Ça faisait trois nuits que je dormais sur le divan rouge vin du salon et je me remplumais à vue d’œil. Marco, qui avait quelques années de plus que moi, étudiait en sociologie à l’Uqam et trempait dans toutes sortes d’organisations plus ou moins anarchistes ou révolutionnaires. Il se levait en fin de matinée et partait distribuer des tracts après avoir avalé un café brûlant. Je passais mes après-midi seule dans le logement meublé de vieilles trouvailles sympathiques, y compris une bibliothèque en chêne devant laquelle j’allais de découverte en découverte.

Depuis mon arrivée, je n’avais pas mis le nez dehors et j’avais dévoré L’herbe du diable et la petite fumée, mon premier Castaneda, suivi de L’art d’aimer d’Erich Fromm (un philosophe allemand comme elle, m’avait fait remarquer Steffi) et que dire de Libres enfants de Sumerhill, qui me donnait raison contre la violence physique et mentale que j’avais subie pendant tout ce temps dans la maison de ma mère. Allongée dans la pénombre, je me plongeais dans ces lectures salvatrices qui nourrissaient mes rêves d’un monde meilleur, un monde magique, un monde merveilleux où les femmes et les enfants seraient libres, les écoles ouvertes, les maisons aussi.

Et puis, pendant ce temps-là, je ne pensais pas à Sylvain.

Deux posters de David Hamilton se faisaient face dans l’angle opposé de la pièce. À droite, une jeune adolescente confortablement appuyée au dossier coussiné d’un fauteuil en rotin lisait, toute sérieuse derrière ses lunettes rondes. Soulevé par son genou nu qui soutenait la couverture noire du livre, le tissu léger de sa jaquette à fleurs lui retombait sur les hanches. À gauche, deux jeunes adolescentes aux jambes nues étaient allongées sur une plage, une sur le dos et l’autre sur le ventre. Bien qu’elles soient aussi blondes l’une que l’autre, je voyais facilement Steffi dans celle de gauche et moi dans celle de droite, qui était un peu plus bronzée. Les deux images vaporeuses aux tons sépia reflétaient de si près ma réalité que je m’y projetais sans effort pour vivre des aventures légères et tendres, un brin d’herbe à la bouche, un doux zéphyr dans les cheveux.

J’en étais là quand Marco est arrivé en coup de vent et s’est dirigé tout droit vers la cuisine, où il a bu d’un trait un grand verre d’eau.

— Ahh! J’arrive de la Caisse, ma mère m’a envoyé un peu de sous, on va pouvoir appeler le pusher.

Je n’ai rien dit, mais j’ai souri d’une oreille à l’autre tellement ça me faisait plaisir d’être incluse dans ce on. Il m’a imitée avant de se diriger vers sa chambre où était le téléphone. Il m’avait expliqué au début que c’était plus tranquille pour parler en cas de party dans le salon-salle à dîner. Il ne devait pas avoir raccroché depuis longtemps quand le téléphone a sonné. Peu après, il est revenu dans la cuisine, déposant au passage un paquet de vêtements sur la laveuse, et il m’a annoncé:

— C’était Stéphanie, elle va venir souper, tu savais qu’elle a un nouveau chum?
— Hein? Non. Comment ça?
— Elle va l’amener, je pense qu’elle veut te le présenter.

Marco s’est mis à fouiner dans les étagères.

— Ça ressemble à un spaghatte, a-t-il lancé. J’ai des pâtes en masse, de la sauce, du steak haché…
— Oh, j’ai dit. Je pourrais cuisiner les boulettes à l’italienne de ma grand-mère!
— D’accord. Mais en attendant, faudrait faire un peu de ménage, OK? Tu pourrais commencer par ramasser tes affaires…

Il avait raison, j’avais éparpillé mes maigres possessions un peu partout dans le salon. Pendant qu’il se mettait à couper des oignons et du céleri pour la sauce, je me suis mise à enfourner tout ça dans mon sac à dos, la mine basse.

— Prends pas ça de même! Je t’en veux pas, j’aime que ça soit propre quand j’invite du monde à souper, c’est tout. Si t’as du linge sale, j’allais faire une brassée, profites-en. Tu t’occuperas de balayer quand t’auras fini?

Reconnaissante, je me suis efforcée de me montrer digne de ma nouvelle mission même si j’avais un peu de mal à concilier mes deux réalités, l’ancienne et la nouvelle. Dans la maison bourgeoise où j’avais grandi, je n’avais jamais eu à manier un balai de ma vie. Mais j’ai vite compris à quoi servaient la petite brosse et le porte-poussière et je n’ai pas eu à rougir de mon ignorance en matière de tâches domestiques. Même quand j’ai dû ramasser une deuxième fois la moitié des détritus parce que j’avais mal visé rendue devant la poubelle.

Heureusement, Marco était sorti chercher des cigarettes.

La salle à dîner brillait comme un sou neuf et je venais juste d’étaler une nappe presque blanche sur la table quand des pas ont retenti dans l’escalier. J’ai sursauté quand j’ai vu entrer deux inconnus un derrière l’autre! Sur le coup, j’ai trouvé qu’ils formaient un couple assez assorti, la grande brune aux cheveux très longs et le sosie de Plume Latraverse qui finissait de détacher son casque de moto d’un noir luisant. Sauf que, de la première, une certaine Chantal, j’ai vite déduit, à sa façon de foncer vers Marco et de l’embrasser sur la bouche, que c’était sa blonde ou au moins sa copine, enfin qu’elle couchait avec lui ou que ça n’allait pas tarder. Dès que je me suis aperçue que je les fixais de mes yeux ronds, je me suis retournée en vitesse vers l’entrée, tout de même un peu estomaquée qu’il ne m’ait rien dit. Le deuxième, on l’aura deviné, c’était le pusher de Marco qui le surnommait Varan.

— Est pas un peu jeune, elle? Ses parents vont pas venir la chercher? il a fait en me désignant d’un coin de la sacoche de porte-bagage qu’il s’apprêtait à dézipper.
— Pas de trouble, l’a rassuré Marco, Josée c’est une free spirit, elle est pas rentrée chez eux depuis la première fois qu’elle a pris de l’acide, hein Josée, tu lui conteras ça!

Hochements de tête de part et d’autre. Papier à rouler, briquet, cendrier, goûtons la marchandise, la vie est belle. On entendait presque un ange fredonner Je suis cool, je suis cool, je suis cool.

Steffi est arrivée peu après, flanquée de celui avec qui j’allais devoir la partager, un grand roux aux yeux pâles nommé Julius qui m’a tout de suite tapé sur les nerfs avec sa bouteille de Chianti. Elle a fait les présentations. J’ai serré froidement une main anguleuse et blême. C’était le fils d’un ami de son père, ils s’étaient rencontrés à une projection des Larmes amères de Petra von Kant au Goethe-Institut, ils n’arrêtaient pas de chuchoter en allemand, je croyais rêver. Seul détail qui trouvait grâce à mes yeux, la couleur de ses cheveux résolvait un dilemme potentiel. En rétrospective, je ne savais pas ce qui m’aurait le plus déplu : qu’il soit blond comme elle (ce qui m’aurait exclue) ou brun comme moi (ce qui aurait signifié qu’elle me remplaçait).

On s’est tous assis dans un brouhaha de chaises grattant sur le plancher et Marco a ajouté une assiette sur la table pour Varan, qui venait d’accepter son invitation. Puis il s’est mis à rouler un trois-papiers tandis que je m’attelais à la tâche avec un regain d’enthousiasme.

Il suffisait d’émietter la viande hachée dans un grand bol, d’ajouter de l’ail émincé, du sel, des herbes de Provence, de casser un jaune d’œuf dedans et de mélanger le tout, de préférence avec les mains.

La seule difficulté, c’était de bien évaluer la taille des boulettes par rapport au volume du mélange, divisé par le nombre d’invités. Le truc consistait à fractionner la masse en autant de segments qu’il y avait de convives, puis chaque segment en petits morceaux de taille plus ou moins égale, qu’on roulait ensuite dans la farine avant de les faire brunir sous toutes les coutures dans une poêle bien huilée. Avec une montagne de spaghetti et un gros chaudron de sauce, ça irait.

— C’est bon?
— Pas mauvais, a répondu Marco, sauf que… ben en fait, pour dire la vérité, il y a un peu trop d’ail à mon goût.

J’ai regardé autour de la table. Ils faisaient tous une tête à l’avenant, même Steffi. C’est vrai que l’ail ne fait pas partie des ingrédients de la cuisine allemande, mais tout de même, j’étais un peu vexée. Moi qui n’avais sauvé ma peau qu’au prix d’une rupture absolue avec le giron familial, je trouvais très pénible d’avoir honte de ma petite recette traditionnelle aux yeux des autres, ces autres auxquels mon bannissement volontaire donnait encore plus d’importance. Trop d’ail. Le cliché du Méditerranéen à l’haleine pestilentielle, au teint olivâtre, aux cheveux huileux montrait son nez crochu. Pour cacher mon dépit, j’ai lancé:

— Donnez-les moi si c’est trop fort pour vous, ça fait longtemps que j’en ai pas mangé!

Et j’ai mis les bouchées doubles pour mieux ravaler la petite boule râpeuse qui tremblait dans ma gorge.

Texte et illustrations © Sophie Voillot 2023

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Dent-de-lion est un feuilleton d’autofiction écrit, illustré et diffusé par Sophie Voillot.
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