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Une belle journée

4e épisode

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Trame sonore:
Janis Joplin, Little Girl Blue

alinéa

— Regarde, Josée, t’es pas mal au boutte, mais moi, ça me tente pas de porter ton sac à dos en plus du mien, tu comprends?

Ça faisait trois jours que les paroles de Sylvain résonnaient en boucle dans ma tête, faisant écho à ce que Jean-Louis m’avait dit quelques semaines plus tôt. Ce n’était pourtant pas comme si, dans ma naïveté désemparée, je faisais mine de m’installer chez lui. Ni même comme si j’avais l’intention de lui faire porter mes bagages, au propre comme au figuré! Mais il ne m’avait pas laissé le temps de le détromper avant de disparaître de la place. On aurait pu croire qu’il n’y avait jamais mis les pieds.

Depuis, je ne jurais plus que par Janis Joplin. Elle seule pouvait me comprendre quand elle hurlait la brûlure d’un cœur assoiffé d’amour, Cry Baby, toutes tripes ouvertes. Pour elle, j’avais osé quitter le Vieux-Montréal, grimper jusqu’au coin de Berri et Sainte-Catherine et me glisser chez Archambault où j’avais réussi à piquer un cahier de chansons avec les accords, les paroles et tout. Question de me dédouaner, j’avais acheté une petite corde de mi, la moins chère possible.

Quand j’étais ressortie, le papier glacé collé à ma peau en sueur sous ma chemise, mon cœur battait fort, si fort! Me hâter sans courir, zigzaguer d’un coin sombre à un autre, tourner ici, puis là. Réapprendre à respirer.

Mais en redescendant vers mon domaine, quel triomphe!

Assise par terre, adossée au mur délabré qui nous servait d’abri, je travaillais les chansons l’une après l’autre et quand j’avais fini, je recommençais. À force, je commençais à en savoir quelques-unes par cœur, sauf Little Girl Blue qui me bouleversait tellement que j’étais incapable de la chanter sans brailler. Par contre, avec Get it while you can, chaque couplet me sortait du ventre comme si c’était moi qui l’avais écrite : mais saisis donc le bonheur quand il passe! À la place du solo de guitare, je partais sur un hululement plus ou moins contrôlé dans le registre aigu. Ça marchait à peu près mais il fallait que j’abrège, je n’avais pas tout un orchestre pour étayer mes gémissements. Celle que je préférais, c’était A Woman Left Lonely qui mettait des mots sur ma blessure… une femme, ça me faisait drôle, moi qui me sentais à peine sortie de l’enfance.

Quand je voyais Mireille et Danny piger leurs frites dans le même carton, je me demandais pourquoi ça ne m’arrivait pas, à moi? Moi qui me sentais si seule, si désemparée depuis que Sylvain m’avait envoyée promener. Comme si je ne me promenais pas déjà assez. Hé!

Moi qui avais faim de lui comme d’un aliment essentiel, j’avais beau regarder dans toutes les directions, je ne voyais nulle part sa silhouette. Hé! Rien que des sosies qui me donnaient chaque fois un coup au cœur, me laissant un hérisson roulé en boule dans la gorge.

— Hé! Ça va?

J’ai sursauté. Je n’avais pas vu arriver Steffi.

Assise à côté de moi, elle me regardait d’un air inquiet en clignant des yeux dans le soleil.

— Je sais pas… j’ai pas le moral, pour tout te dire.
— Ça se voit. Écoute, ça te dirait de venir faire un tour avec moi? Histoire de te changer les idées…

Ce n’était pas la première fois qu’elle essayait de me sortir du Vieux-Montréal mais jusque-là, à l’exception de ma razzia chez Archambault, je m’y cramponnais comme à l’unique endroit dans tout l’univers où j’avais réussi à me faire une place, si minuscule soit-elle. Je m’y sentais magiquement protégée alors que le reste de la ville me semblait patrouillé par des policiers n’ayant qu’une chose en tête : me retrouver, me saisir par l’oreille, me jeter à genoux aux pieds de ma mère… et c’en serait fini de moi.

C’était déjà arrivé, pas plus tard que le printemps dernier. Je ne sais plus sous quel prétexte elle m’était encore tombée dessus à bras raccourcis ce matin-là, sauf qu’après l’école, j’avais tourné en rond autour de l’arrêt d’autobus et j’en avais laissé passer plusieurs. Mes pieds refusaient de monter dedans. Mais ils voulaient bien pousser jusqu’au café Campus, de l’autre bord de Côte-des-Neiges, et je m’y étais tapie pendant des heures en attrapant tous les joints qui passaient. J’étais en train d’essayer de convaincre Jean-Marc, un barbu qui étudiait à l’université, de m’inviter chez lui pour la nuit, quand la harpie était entrée par la petite porte de côté, l’écume aux lèvres, et avait foncé droit sur moi, à croire qu’elle avait un radar surnaturel.

Elle m’a rentrée dans la Ford Granada blanche aux sièges rouge sang et on a foncé jusqu’au poste de police où elle m’a entraînée de force. Un officier semblait nous attendre, elle devait avoir téléphoné avant de partir. Quant à savoir comment elle avait fait pour me retrouver, j’ai toujours soupçonné ma petite sœur, mais sans lui en vouloir : elle avait dû se faire cuisiner solide.

L’officier nous a fait entrer toutes les deux dans une petite pièce avec un bureau, une chaise pour lui, deux chaises pour nous, un néon brutal au plafond. Et là, devant la marâtre maquillée de son petit sourire hypocrite, bijoutée de la tête aux pieds comme chaque fois qu’il s’agissait de mettre quelqu’un dans sa poche, il m’a sermonnée et interrogée d’un ton faussement bonhomme:

— Voyons, ma petite demoiselle, faut pas faire des peurs à ta maman de même. C’est pas comme si t’étais mal traitée à la maison, hein? Tu m’as l’air de manquer de rien, pas vrai?

J’avais beau lui faire des signaux muets en écarquillant les paupières comme une chouette hystérique, jamais ça ne lui est passé par la tête de me prendre à part ni de la faire sortir. Alors je n’ai rien dit. De toute façon, même sans ouvrir la bouche, je savais très bien ce qui m’attendait: à peine arrivée à la maison, j’ai eu droit à une raclée à faire pâlir toutes les autres.

Bon, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée de fuir un peu cette place où je tournais en rond. Sans me l’avouer complètement, j’espérais peut-être aussi un peu croiser Sylvain. On est parties vers le métro, un vent sec et poussiéreux dans la face. Aux abords de la station, Steffi m’a tendu un ticket au tarif réduit. Ça m’a rappelé le temps lointain où j’étais écolière, moi aussi. On a débarqué à Sherbrooke, à peine deux stations plus loin. Dans le fond, on l’avait juste pris pour se faire hisser jusqu’en haut de la côte. Le grand luxe.

Ce que c’était agréable de s’asseoir sous le parasol vert des arbres. On s’était trompés du tout au tout Jean-Louis, Normand et moi, au début des temps : la brise est plus fraîche en altitude. Steffi m’a tendu la bouteille d’eau qu’elle avait achetée au dépanneur du métro. C’était la meilleure que j’avais jamais bue de ma vie. J’avais l’impression d’étancher une soif millénaire. Pendant qu’elle s’allumait une Gitane, j’ai sorti ma guitare et je me suis mise à chatouiller avec deux doigts quelques accords de mon invention. Un peu plus haut sur les cordes, j’avais trouvé quelque chose d’ouvert et de rêveur, une harmonie qui m’apaisait.

Les feuilles bruissaient doucement autour de nous, on était bien.

— Stéphanie!

Une silhouette filiforme coiffée d’un chapeau en cuir marron s’en venait vers nous d’un pas élastique, toutes franges au vent. Steffi a fait les présentations. Il s’appelait Marco, je ne sais plus où ils s’étaient rencontrés. Il s’est assis dans l’herbe face à nous, il a ôté ses sandales en cuir noir, il a ouvert son sac à bandoulière en cuir jaune et il en a sorti une bouteille qu’il a offerte à Steffi. Elle n’était pas en cuir, mais enveloppée dans un sac en papier. Et c’est comme ça que j’ai découvert le caribou. La première fois, ça surprend. C’était chaud, fort et sucré à la fois. Je me suis dit que c’était le Southern Comfort du nord, sainte Janis priez pour nous.

C’était le moment ou jamais d’essayer mon nouveau répertoire de chansons. Je les ai enchaînées doucement une après l’autre, juste pour voir si je me souvenais des accords sans l’aide du cahier. Quand je dis doucement, je ne sais pas si tout le monde serait d’accord à cause du mal que j’avais à prononcer ces mots-là sans m’émouvoir. Mais à la fin de Me & Bobby McGee, ils ont embarqué tous les deux avec des grands la la la du fond du cœur. Puis on est restés un moment sans rien dire et j’ai posé ma guitare dans cette douceur, il n’y avait rien à ajouter.

C’est Marco qui a rompu le silence :

— J’ai du bon Acapulco Gold chez nous, je vous emmène? J’habite juste là, c’est pas loin.

De l’autre bord du carré Saint-Louis, on a débouché dans une petite rue où je n’avais jamais mis les pieds. Elle portait le nom d’un prince de légende et il y avait des peintures sur les murs des maisons. Au coin de la rue de Bullion, on est tombés devant une fontaine dans laquelle un petit malin avait versé du savon à vaisselle. La mousse blanche qui se déversait sur le trottoir renforçait mon impression d’avoir pénétré dans un livre pour enfants.

— C’est là, a fait Marco avec un geste galant du bras.

On a grimpé l’escalier menant à un logement tout en long qui sentait la poussière, avec des pièces en enfilade : sur la façade, une pièce double dont la deuxième partie était occupée par une grande table à dîner, ensuite la cuisine et tout au fond, derrière la salle de bains, une chambre étonnamment spacieuse, bordée par une galerie et un escalier de bois qui aboutissait dans la ruelle.

Après nous avoir fait visiter, Mario a posé un disque sur la platine de son système de son stéréo. C’était Gilles Valiquette, Chansons pour un café. Je me souviens d’avoir pensé que ça lui allait comme un gant et depuis ce temps, je ne peux pas penser à l’un sans l’associer à l’autre, d’autant plus que je voyais une ressemblance entre les deux visages, celui qui souriait sur la pochette et celui, penché sur la table, qui surveillait la confection d’un joint de dimensions respectables. Puis il me l’a tendu avec un briquet pour que je l’allume.

Quelle belle journée, répétait le chanteur. En aspirant la première bouffée, je me suis dit qu’en tout cas, elle finissait mieux qu’elle avait commencé. On a fumé, on a écouté plusieurs disques et au bout d’une heure environ, Steffi s’est levée pour s’en aller. Elle avait un bout à faire pour rentrer chez elle.

En la regardant se préparer, j’avais l’impression d’avoir à moitié franchi les plaines arides du Nevada dans un chariot bâché et de voir repartir ma compagne de route vers le vieux continent. La nuit tombe vite dans le désert. Je ne savais pas trop où j’allais planter ma tente. Je crois me souvenir à ce moment-là d’un regard appuyé de Steffi vers Mario, qui s’est écrié :

— Josée, si ça te tente de crasher sur le sofa, t’as beau, icitte on a pas de puces, pas de punaises!

Texte et illustrations © Sophie Voillot 2023

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Dent-de-lion est un feuilleton d’autofiction écrit, illustré et diffusé par Sophie Voillot.
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