Skip to content

Le pied des rochers

Volume II
23e épisode

< Épisode précédent | Prochain épisode >

TRAME SONORE
Peter Tosh, Legalize It

 

Ça s’appelait licuado, c’était une recette mexicaine et dès le premier jour, La Buverte était devenue notre lieu de rassemblement privilégié. On assurait chacun son tour une présence à la maison, Joël et moi, au cas où un touriste égaré tomberait en admiration devant un des tableaux qu’il continuait à pondre avec régularité. Quand je n’étais pas de garde, je filais rejoindre Alex, Oleg, Eva et nos nouveaux amis, siroter leurs mélanges, discuter en anglais avec Sven ou en français avec Jean-Marc. Ils avaient des goûts musicaux très variés, qui allaient de Nat King Cole à Dalida en passant par Bob Marley, David Bowie ou Barbara. On ne savait jamais à quoi s’attendre.

Pendant que Sven s’occupait de changer la cassette, Jean-Marc m’a versé un deuxième verre.

— C’est bon, hein? En plus c’est super sain, tu sais. D’abord c’est en-tière-ment végétarien puisqu’on n’utilise que du lait de coco. Ensuite, tous ces fruits, c’est plein de vitamines, et puis tout vient d’ici hein, pas question de bouffer des trucs qui ont traversé la moitié de la planète dans un caisson réfrigéré. Comme ça, en plus, on fait tourner l’économie locale!

Plus il parlait, plus il rayonnait. Chaque fois qu’il terminait une phrase, je buvais une gorgée plus fraîche et savoureuse que la précédente. J’avais l’impression d’avaler du concentré de sourire. Il ne manquait plus que Chloé. Quand elle s’est ramenée avec sa nouvelle tête hérissée de tresses fines et son regard lumineux, elle a brandi bien haut son sac à rayures multicolores dont elle a sorti un joint, histoire de couronner le tout. Je lui ai tendu la flamme de mon briquet et on a commencé à le faire tourner, mais Sven s’est écrié avec pratiquement le même accent qu’Eva:

— Non s’il vous plaît, pas de ça ici, on veut pas d’ennuis.

On a ouvert des bouches ahuries d’où s’échappaient encore des filets de fumée.

— Des ennuis avec qui? a protesté Chloé. Y a pas un seul flic ici, ils sont tous à Fort-de-France ou sur la route.
— On veut pas de ça, c’est tout.
— Il a raison, a renchéri Jean-Marc. Ces trucs-là, ça sert qu’à embrouiller la tête et puis ça sent mauvais, ça me pue au nez, vraiment. Z’avez qu’à aller sur la plage, vous reviendrez quand vous aurez fini. Je vous garde vos verres, a-t-il ajouté d’un ton plus doux.
— Bon, bon.

Moi qui cinq minutes plus tôt les aurais donnés pour les deux gars les plus cool de la planète, je leur découvrais un côté pincé qui me plaisait beaucoup moins. Si Eva n’était pas au bureau, elle nous aurait sûrement défendues… mais à bien y penser, je ne l’avais jamais vue fumer, elle non plus. C’était peut-être un truc scandinave, comme le naturisme: la santé avant tout!

De toute façon c’était leur terrasse, sans compter que les clients commençaient à arriver. Il y avait déjà deux autres tables occupées. C’est surtout ça qui nous a décidées. D’un commun accord, on s’est levées sans plus faire d’histoires et on est allées s’allonger sur le sable, vers le pied des rochers gris qui sortaient de l’eau en diagonale.

Je commençais à comprendre que ces trucs-là, le LSD, les champignons et même la ganja, ça vous remodelait la cervelle en profondeur. Chaque trip était une véritable séance initiatique qui ouvrait la porte à plein de nouveaux possibles. Une révélation, aussi, de l’époustouflante beauté du monde. Le soir des champignons, tout s’était mis à vibrer tellement fort. Sous une demi-Lune lointaine, les couleurs irradiaient une luminosité subtile et mon œil distinguait des centaines de nuances. Seulement voilà, huit jours plus tard, les choses n’étaient plus que ce qu’elles sont, même au soleil, même dans ce paradis. La beauté ne jaillissait plus de partout, il fallait la suivre à la trace.

Pour le moment, la vue rapprochée des grains de sable à travers mes cils, avec au premier plan les petits poils dorés de mon bras frissonnant dans la brise marine, monopolisait une bonne partie de mon attention. Je respirais l’odeur de la mer sur la peau pas tout à fait sèche de mon bras gauche, replié en triangle sous ma tête. L’autre coude était presque en contact avec celui de Chloé, ce dont une autre partie de mon esprit était vivement consciente. Le reste se demandait si c’était possible de demeurer tout le temps dans cet état d’hyper… hyperception! Si ce mot n’existait pas, j’allais devoir l’inventer pour désigner ce que Rimbaud nommait «se faire voyant» et Castaneda, ou plutôt don Juan, voir.

Je me suis dit que j’avais trouvé ce que je voulais faire dans la vie: apprendre à voir.

— T’as pas faim?

Chloé ne parlait pas, elle chantait. Sans qu’elle paraisse s’en rendre compte, les mots les plus ordinaires sortaient de sa bouche en dansant. Ça compensait la banalité de ses propos.

— Mmm… pas encore, on est bien…

Elle s’est assise sur sa serviette rose. J’ai fait pareil sur mon paréo bleu et ma tête s’est mise à tourner dans la chaleur.

— Oh là là, j’ai fait, faut que j’aille me tremper. Tout de suite.

J’ai titubé vers les vaguelettes qui léchaient gentiment le sable. Fraîcheur délicieuse sur mes orteils, mes chevilles, mes mollets, mes cuisses. La marée avait baissé tranquillement. J’aimais ça parce que ça faisait moins loin à parcourir avant de m’abandonner à l’eau profonde. Faire la planche, me laisser dériver, allongée dans la mer des Caraïbes comme dans les bras de mon père en Méditerranée quand j’étais enfant, petit bateau heureux sur les flots bleus bleus bleus… le nez au bord de l’eau, je me suis redressée en sursaut quand une vague plus grosse que les autres est venue bouleverser ma rêverie.

Et j’ai poussé un cri: j’avais posé mon pied gauche sur une pelote d’épingles.

À travers l'eau, on aperçoit des noirs aux longues aiguilles.

On veut bondir pour s’éloigner mais l’eau ralentit les gestes, on tend maladroitement la jambe, cherchant à prendre un élan… j’ai eu droit à une deuxième bordée avant de parvenir à m’éloigner, la tête sous la surface pour être sûre de ne plus accrocher la colonie d’oursins qui s’étalait, noire et luisante, parmi les algues vertes.

Sortir de l’eau à quatre pattes, ça n’a rien de très élégant, même sans vomir de l’eau par le nez*.

Orgueilleuse comme je suis, je n’aimais pas que Chloé me voie comme ça, mais je ne pouvais pas faire autrement.

— Qu’est-ce que tu t’es fait, ma pauvre? elle a flûté avant d’apercevoir la douzaine de piquants qui dépassaient de la plante de mon pied.

À plat ventre sur ma serviette, je me décrochais le cou pour mesurer l’étendue des dégâts quand Alex est passé près de nous. Il s’est accroupi, il a regardé Chloé dans les yeux et il a déclaré:

— Tu vas m’aider, Josée va s’appuyer sur nous deux et on va l’amener chez Tonton Simon.
— Pourquoi chez Tonton? j’ai protesté. C’est ouvert chez moi, non?
— Peut-être, mais Simon, il va t’enlever ça.
— Ah bon, comment ça?
— Il est guérisseur. Tu savais pas?

Bouche bée, je me suis laissée soulever sur ma jambe droite par Alex et Chloé, puis je me suis appuyée sur les épaules du Béké, le temps que Chloé ramasse mes affaires en plus des siennes. Ensuite il a fallu s’arrêter en chemin pour me débarrasser de ma sandale, qui ne faisait qu’entraver mes sautillements sur le sable. Mais la maison n’était pas si loin que ça.

C’était l’heure où Simon nettoyait ses poissons en écoutant la radio.

— Sa ou fé, Tonton? a lancé Alex avant de lui résumer la situation en créole.

Simon a écarté ses deux seaux pour dégager le pas de la porte et il nous a fait signe d’entrer. C’était la première fois que je mettais les pieds, enfin un pied chez lui. Les volets étant fermés, il faisait sombre et relativement frais. Des guirlandes de piments suspendues au plafond parfumaient l’unique pièce de leur odeur écarlate, si forte qu’elle masquait celle du poisson qui trempait dans un seau vert.

Dans le coin opposé à la porte, un lit simple avec une petite table de nuit sur laquelle était posé un chandelier. Dans l’autre, sur une armoire fermée par deux torchons en tissu madras, un réchaud à gaz flanqué de sa bonbonne. Il n’avait pas l’électricité? À notre gauche, une table basse entourée de plusieurs tabourets. Mes anges gardiens m’ont déposée sur l’un deux, puis ils se sont accroupis pour ne rien manquer tandis que Simon allait chercher la bougie près de son lit et une boîte d’allumettes à côté du réchaud.

Il s’est assis sur le tabouret voisin du mien. Dans la pénombre, son regard étincelait d’une lumière quasi surnaturelle. Il a posé sa cheville gauche sur sa cuisse droite et il m’a fait signe de l’imiter. Puis il a pris mon pied transpercé et l’a placé exactement comme il voulait, les piquants hérissés vers le plafond. Ensuite il a saisi la chandelle dans sa main droite. Il l’a tenue au-dessus de la coupe formée par sa paume gauche et, sans sourciller, il a fait couler dedans la cire brûlante. J’ai tressailli quand il a plaqué, sur mon pied, une chaleur qui ne paraissait pas l’affecter le moins du monde.

Le soubresaut de ma cheville a surpris Simon, mais sa main ne s’est pas laissée distancer. Après avoir laissé tiédir un peu la cire, il a tiré dessus d’un geste à la fois lent et sûr, entraînant la moitié des aiguilles avec lui.

Nos trois regards se sont croisés, le mien estomaqué, celui de Chloé fasciné tandis que le Béké hochait la tête: hein, je te l’avais dit. Simon a détaché de sa paume la cire refroidie avant de s’en verser de nouveau dans la main, toujours sans paraître éprouver quoi que ce soit, et il a m’en a appliqué encore deux fois sur le pied pour attraper tous les piquants qui restaient.

Après ça, il est allé chercher derrière le tissu de l’armoire une bouteille de rhum blanc, quatre petits verres et un paquet de sucre. Quand on a trinqué, c’est ma main qui a tremblé en levant le verre de ti-punch. La sienne ne laissait voir aucune rougeur, pas la moindre lésion, rien.

Deux tabourets côte à côte dans les tons de bleu

* Voir l’épisode L’élan de l’eau.

Texte et illustrations © Sophie Voillot 2024

< Épisode précédent | Prochain épisode >

Dent-de-lion est un feuilleton d’autofiction écrit, illustré et diffusé par Sophie Voillot.
error: Sélection désactivée