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Le cheval blanc

3e épisode

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Trame sonore:
Boris Vian, Le déserteur

alinéa

Le plus dur, quand on n’a nulle part où coucher, c’est de passer le cap des petites heures, entre la fermeture des bars et l’aube. Il aurait fallu bouger tout le temps. La police nous empêchait de dormir sur les bancs et en tant que fugueuse recherchée, je ne voulais pas risquer de me faire demander une pièce d’identité que je n’avais pas, étant partie les mains vides. Encore un peu, je me serais prise pour une délinquante majeure, mais la vérité c’est que j’étais mineure et candide, pas coiffée, mal lavée. Désemparée.

J’aurais voulu pouvoir reculer (dans le temps) pour mieux sauter (dans le vide), mais ça ne servait à rien d’y penser. Les premières nuits, j’avais bien essayé de m’allonger un peu dans la nuit moite, mais j’étais comme une biche au pays des loups. Pas moyen de fermer l’œil. Il n’y avait qu’avec les autres évadés que je me sentais à peu près en sécurité. Un réverbère brisé, un pan de mur complice créaient un petit coin d’ombre en bas de la place Jacques-Cartier, au coin de la rue de la Commune. On était plusieurs à s’y blottir en cachant derrière nos doigts recourbés la braise de la cigarette qu’on se passait furtivement, c’était presque amusant.

Il y avait Martin qui était diabétique et dont le père devait s’inquiéter, mais tant pis; je ne savais pas exactement pourquoi il s’était enfui, mais j’avais cru deviner que sa belle-mère n’était pas tendre avec lui. Bertrand, un géant aux yeux doux qui roulait ses R sur le bout de langue et jouait de la flûte à bec comme un rossignol. Il en avait toute une collection. Mireille la vagabonde, si ronde et si blonde que Danny, qui savait lire la musique mais pas l’alphabet, en était tombé amoureux fou. Elle ne se séparait jamais du tambourin qu’elle portait en bandoulière, enfilé sur un foulard aussi indien que sa robe à fleurs. Dès qu’elle ouvrait la bouche, ça sortait de son ventre avec des mots tout simples. Elle envoyait ça aux passants, à nous, aux pigeons, aux chevaux qui tiraient les calèches beau temps mauvais temps. Lui, il la suivait partout avec sa guitare électrique et son petit ampli sur lesquels il l’accompagnait d’un blues rauque, graveleux, qui faisait du bien par où ça passait.

Il flambait la moitié de son argent en batteries, c’était un cercle vicieux.

Ils ne se lâchaient pas cinq minutes. « Je pense que je suis nymphomane, j’y peux rien, j’en voudrais tout le temps! J’aime tellement ça! » m’avait confié Mireille un soir en ouvrant des yeux affolés. C’est vrai qu’il émanait d’elle une sensualité gourmande absolument irrésistible. Avec ses petits bas roses dans ses chaussures en cuir blanc fendillé, elle était à croquer. Je comprenais tout à fait qu’on ait le goût de lui mordiller l’oreille ou de lui renifler le cou. En fait, je les trouvais adorables tous les deux. Ils étaient les seuls à se minoucher dans notre petit groupe. Comme par un accord tacite, on ne s’intéressait pas, les deux autres gars et moi. On avait d’autres chats à flatter, je préférais appeler ça de même.

Ma bande d’anges déchus. On savait qu’on pouvait se faire confiance, on était tous dans le même bateau cinglant vers la haute mer, pour peu qu’on arrive à maintenir la tête hors de l’eau. À nous cinq, on aurait fait un fameux orchestre, si seulement on avait été capables d’un minimum de discipline. Mais il ne fallait pas trop nous en demander. C’était déjà beau qu’on ait mis au point une façon de s’entraider pour bummer : dès le milieu de la matinée, on se relayait pour surveiller le barda pendant que les autres allaient tendre la main aux touristes, faciles à repérer avec leur caméra sur le poitrail. Après, chacun son truc. Ma spécialité, c’était les hommes d’affaires assis aux terrasses, qui calaient leur café en s’épongeant le front après avoir laissé un tip sur la table. Sourire lumineux, regard innocent, la tête légèrement inclinée : « As-tu trente sous? »

Ce n’était pas trop difficile d’esquiver leurs mains : faire semblant de rire, se dérober d’une pirouette, s’éloigner en lançant merci, leur donner l’impression que rien n’était plus flatteur que de se faire draguer à cœur de jour. N’importe quoi pour ne pas risquer de les mettre en colère. De toute façon ils pouvaient tous aller chier, ces petits bourgeois satisfaits de leur tas de fric, j’en avais rien à foutre de leur argent. Enfin, presque. « As-tu trente sous? »

Je n’avais pas laissé tomber ce que j’appelais mes tours de chant, mais il fallait bien se reposer un peu la gorge, sans compter mes doigts meurtris qui, Dieu merci, s’endurcissaient de jour en jour. Et puis ça me faisait du bien de ne pas charrier constamment la guitare et le sac à dos, je ne pouvais pas les quitter de l’œil un seul instant le reste du temps. Pendant que les guetteurs s’étiraient un peu, l’un ou l’autre en profitait pour piquer une sieste sur le banc autour duquel on gravitait. Je faisais souvent le même rêve :

Je cours, je cours dans un enchevêtrement de corridors sans fin pour échapper à ma mère qui me poursuit, folle de rage, armée d’un couteau de cuisine gigantesque.

Le lundi, c’était toujours plus tranquille, je ne sais pas pourquoi. Ça faisait dix-sept tours de Terre que j’étais passée de l’autre côté du miroir et voilà, c’était mon anniversaire. Le jour de mes dix-sept ans. Pour l’occasion, je m’étais rhabillée exactement comme la nuit fatidique : jeans délavés à pattes d’éléphant, chemise en coton blanc, sandales indiennes en cuir. Les autres vêtements de ma garde-robe minimaliste me venaient de Steffi, j’étais bien contente de les avoir mais ils n’étaient pas vraiment à moi, pas vraiment moi.

La chaleur étouffante s’était un peu calmée. Une petite brise venue du fleuve nous rafraîchissait malgré le soleil radieux.

On était assis en rang le long du trottoir, les pieds sur les pavés, du côté de la place où les voitures montaient vers Notre-Dame. Elles roulaient plus lentement qu’à la descente, c’était moins énervant. J’en avais juste glissé un mot à Mireille pendant que les autres étaient partis chercher du café. Je ne m’attendais à rien, mais à un moment donné ils se sont regardés. Ils avaient dû répéter leur chorégraphie, parce que tout s’est enchaîné à merveille. Devant moi sont apparus successivement un paquet d’Export A, coiffé d’un petit gâteau au chocolat Jos Louis dans lequel une bougie est venue se piquer, puis le quatrième l’a allumée et ils m’ont chanté Ma chère Josée, c’est à ton tour, c’était encore tout neuf à l’époque. On avait tous repris en chœur Gens du pays avec Gilles Vigneault sur la montagne le jour de la Saint-Jean, huit semaines auparavant. Autant dire au siècle dernier.

C’était tellement gentil de leur part. Je ne sais pas ce qui m’a pris, tout d’un coup le contraste avec mes fêtes d’enfant m’est tombé dessus et juste avant de souffler la bougie, j’ai laissé tomber d’un ton dépité :

— C’est ça, bonne fête Josée…

Je ne crois pas qu’ils m’ont entendue, heureusement. Ou alors ils étaient vraiment doués parce que rien n’a paru. Seul Martin, qui s’était approché pour allumer la chandelle, m’a chicanée en sourdine :

— C’est pas beau l’amertume tsé Josée, c’est pas le fun, ni pour toi ni pour les autres.

— T’as raison, j’ai fait. Désolée.

— ‘Scuse-toi pas pis recommence! Cette fois-ci, fais un vœu.

Il l’a rallumée et je l’ai soufflée en m’efforçant sincèrement de souhaiter être heureuse. C’est tout ce dont j’étais capable. Puis j’ai brisé la cellophane du paquet de cigarettes, j’en ai offert à la ronde et mon humeur s’est éclaircie juste au moment où, derrière moi, j’entendais une voix lancer :

— Hasch, pot, acide, meeescaline!

Je me serais crue sur la place du marché d’antan, entre les choux et les carottes, les belles carottes fraaaîches!

— C’est quoi, ton acide?

Je n’en avais pas repris depuis ma première fois, mais pour l’occasion, j’étais prête à retenter l’expérience. Il me restait encore quelques sous de la veille, pas énormément : c’était ça ou un hot dog-frites-coke. Bah, j’avais entendu dire que le LSD trompait la faim… et avec le Jos Louis, j’allais pouvoir me remplir un peu l’estomac.

— Attends, j’urine!

— Quoi?

— De la Tangerine. Minute, je vais te montrer.

Bouclé, barbu, chevelu, il m’a tendu une micropointe orange sur le plateau de sa paume écartillée. Je ne l’avais jamais vu, mais apparemment c’était un ami de Bertrand, qui m’a fait « oui » de la tête pour me rassurer. OK d’abord, je me la suis offerte et tant qu’à y être, j’ai repensé à mon vœu en avalant mon hostie miniature.

Cette fois-ci, j’avais le goût de travailler mon répertoire de chanson française. C’était tout de même formidable que j’aie passé les deux dernières années à apprendre tout ça enfermée dans ma chambre, comme si je préparais mon évasion sans le savoir. J’ai commencé par Quand on n’a que l’amourà offrir en partage. En repensant à ce que disait Brel (“Il y en a qui ont le cœur si vaste qu’ils sont toujours en voyage”), je me suis senti pousser des petites ailes d’oiselle migratrice. Alors j’ai levé les yeux vers le ciel; il était bleu pour moi aussi, non? Et j’ai poussé ma préférée de Boris Vian, ma décision est priseje m’en vais déserter. Les paroles prémonitoires s’envolaient, me soulevant au passage, les cordes ondulaient sous mes doigts, il s’est mis à débouler des petits nuages moutonnants et il a fallu que j’arrête parce que j’était toute mêlée dans mes accords.

Au soir tombant, la bougeotte m’a reprise. Je me suis dépliée sans me presser, je me suis levée, je me suis retournée. La place Jacques-Cartier s’étirait vers le nord. Les lumières des terrasses s’allumaient une à une dans l’heure bleue. Je me suis mise à monter à pas lents sur les pavés. Pas trace de la gang, chacun devait être parti tenter sa chance de son côté. J’ai traversé la rue Notre-Dame et je me suis retrouvée devant la fontaine de la place Vauquelin. Le vent capricieux chassait les gouttelettes d’un côté puis de l’autre, ça faisait des arc-en-ciels nomades. L’eau c’est la vie, disait ma mère dans la chanson de Beau Dommage. Si tu penses que la mienne disait des affaires de même, c’était plutôt : « Je t’avertis, si tu vas pas arroser immédiatement la pelouse », ou : « Alors ce verre de Perrier, ça vient? »

Maintenant j’étais libre, libre comme l’air scintillant de la fin du jour, comme la poussière liquide qui tourbillonnait dedans. Je me suis assise. J’ai levé les yeux. Au sommet de la colonne d’eau, juste avant qu’elle se brise pour retomber avec fracas dans le bassin, se tordait un cheval de lait fièrement cabré. J’étais seule à le voir, il dansait juste pour moi. Tandis que le soleil plongeait dans la nuit, la lune s’est levée du côté de l’île Sainte-Hélène et mon cheval d’écume l’a saluée en moulinant des pattes avant. Elle était presque pleine et moi, ça tombait bien, je n’avais rien de mieux à faire que de la regarder s’élever lentement jusqu’aux astres. Je n’en voyais pas beaucoup, mais je savais qu’ils étaient là et la vie avait besoin que je lui fasse confiance.

— On dit que la lune ment, mais je sais pas si c’est vrai, a plaisanté une voix sur ma droite.

C’était Sylvain qui me tendait le fameux joint. Je ne l’avais même pas vu arriver. J’ai répondu :

— C’est juste un truc pour savoir si elle est croissante ou décroissante.

— Elle est presque pleine pour ta fête, c’est bon signe.

— Comment ça?

— C’est une période de vitalité montante, pleine de promesses.

— Ça me plaît bien…

— Et regarde, c’est justement dans cette phase-ci qu’on distingue le mieux sa partie obscure. Du côté gauche, le morceau qui manque pour qu’elle soit toute ronde, tu le vois? C’est grâce au clair de Terre!

Ça faisait tellement de cadeaux que mon sourire est parti tout seul.

Je me suis détendue. Il en a profité pour s’approcher un peu. Il a glissé sa main chaude sous le coton de ma chemise indienne. Il s’est assis à califourchon derrière moi, une patte de chaque côté, et il s’est mis à me caresser discrètement, à l’abri du tissu. Je me suis adossée contre son torse et je me suis cabrée comme mon cheval sans le lui révéler, c’était mon secret. Ses mains descendaient sur ma peau, sur mon ventre, j’ai ouvert les jambes, il s’est glissé dans moi, j’étais toute mouillée, ses doigts se sont repliés, il a appuyé doucement, puis plus fort, mon bassin bondissait de joie et je me suis dilatée sous un ciel ébloui d’étoiles.

On est restés un instant sans rien dire. Puis, tout doucement, il a approché sa bouche de mon oreille en respirant mes cheveux au passage et il a chuchoté :

— Ça te tenterait de me sucer?

J’ai mis deux minutes à encaisser avant de répondre.

— Je sais pas, il y a trop de lumière…

— On a juste à se trouver un coin d’ombre.

— OK, j’ai fait, mais je veux juste te caresser.

Sans réverbère dans les yeux, on voyait encore mieux la lune.

Il m’a pris la main, il l’a posée sur sa colonne de chair et il l’a fait bouger doucement pour me montrer ce qu’il voulait. Ce n’était pas désagréable. Son gland était d’une douceur surnaturelle. J’ai joué à glisser mes doigts tout autour, il a eu l’air d’aimer ça, il a fermé les yeux, il a rejeté la tête en arrière, il s’est mis à respirer plus fort puis il a repris ma main dans la sienne, il l’a enroulée bien serrée autour de sa tige, monte et descend de plus en plus vite et quand il a grogné, un jet laiteux a jailli vers la Voie lactée et j’ai vu mon cheval blanc caracoler une deuxième fois.

Texte et illustrations © Sophie Voillot 2023

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Dent-de-lion est un feuilleton d’autofiction écrit, illustré et diffusé par Sophie Voillot.
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