Skip to content

Dent-de-lion

6e épisode

< Épisode précédent | Prochain épisode >

Trame sonore:
Rolling Stones, Dandelion

alinéa

Steffi venait de partir avec son Julius, lui le premier dans l’escalier, elle juste derrière lui, une main sur son épaule comme si elle était aveugle, ou faite en sucre. On a débarrassé la vaisselle et pendant que Marco s’y attaquait avec Chantal dans la cuisine, je me suis retrouvée seule à table avec le fameux Varan qui n’avait pas fini son verre de vin.

— Fait que… t’aimes ça, l’acide?
— Ouais, pas toi?
— J’haïs pas ça. À soir, ça te tente-tu? Je connais un gars qui en a de la bonne.
— L’affaire, c’est que j’ai pas vraiment d’argent…
— Ah… ben coudon, c’pas grave, moi avec j’ai le goût d’en faire, je vais en prendre deux pis tu me la devras pour la prochaine fois.

J’ai réfléchi en vitesse. Les chances qu’on se revoie n’étaient pas très grandes. D’un seul coup, je me sentais encabanée entre ces quatre murs dont je n’étais pas sortie depuis des jours. Et toute cette histoire de boulettes m’avait laissé un arrière-goût amer, sans compter le spectacle de Steffi éblouie par un dadais d’une telle insignifiance. Dehors, la nuit semblait douce. Et visiblement, Marco n’avait aucune objection à se retrouver seul avec la grande brune. Alors j’ai soupiré:

— Bah, pourquoi pas.
— All right! Ça te tente-tu d’embarquer avec moi? J’ai pas pris mon deuxième casque, mais je sais que Marco en a un, attends-moi une minute.

Quelques mots dans la cuisine, un placard qui s’ouvre et se ferme, échanges d’au revoir et de bonne soirée et hop, en route… le casque était vert forêt pailleté, un brin trop grand mais en serrant bien la boucle sous le menton, il tenait à peu près.

— De toute façon tu verras, je suis prudent, je fais attention.

Je n’étais jamais montée sur une moto de ma vie.

Je m’attendais à ce qu’elle fasse un bruit du tonnerre mais non, le moteur s’est mis à ronronner à voix basse et on a décollé du trottoir en douceur. Premier arrêt : un bloc appartement anonyme aux abords du métro Laurier, où Varan s’est engouffré seul après m’avoir confié son casque noir qui reflétait la nuit. Fascinant. Mon regard s’est abîmé dedans pendant une éternité. Quatre minutes et demie plus tard, Varan est ressorti avec les dragées miniatures qu’on a gobées d’un même geste, puis mon baptême sur deux roues a repris son cours.

L’année d’avant, j’avais été invitée à passer une nuit de printemps chez une autre amie, Marie-Laure, dont les parents étaient partis ouvrir leur chalet je ne sais où. Se disant sans doute que les uns empêcheraient les autres de faire des niaiseries, ils avaient aussi autorisé leur grand fils à inviter un ami. Le frère et la sœur, habituellement à couteaux tirés, avaient fait la trêve pour organiser dans le sous-sol un party dont on se souviendrait longtemps.

Le lendemain après-midi, une fois le ménage terminé, on était en train d’écouter Cat Stevens dans sa chambre en s’extasiant sur ses cheveux bouclés quand le grand frère, qui venait de passer son permis de conduire, avait cogné à la porte pour nous proposer d’aller faire un tour avec son invité. On s’était assises sans se méfier sur la banquette arrière de la petite Chrysler de leur mère. Les deux gars étaient montés devant, les portières avaient claqué et on avait démarré sur les chapeaux de roues. Pendant ce qui m’avait paru des heures interminables, l’auto avait écumé les petites rues qui sillonnent le Mont-Royal en hurlant des pneus. Et surtout en zigzaguant au maximum pour nous faire pousser des cris d’effroi pendant que les deux sadiques assis en avant ricanaient à qui mieux mieux.

Mais là, pas du tout. L’acide s’est mis à monter doucement et nous aussi, jusqu’au sommet de la montagne où on s’est arrêtés un instant pour contempler la ville étalée dans son costume de lumière. Mais j’avais déjà pris goût à la sensation de rouler à l’air libre, alors on a replongé dedans et on a dansé encore un bout de temps avec elle. J’apprenais à me pencher d’un côté ou de l’autre dans les virages, c’était amusant.

Je me rappelle qu’on s’est arrêtés pour prendre de l’essence. Le moteur s’est tu, j’ai mis pied à terre d’un pas élastique et en m’éloignant un peu du bolide, je l’ai bien vu me sourire avec un clin d’œil amical, comme une grosse bête sympathique. Parcouru de reflets irisés, il flottait tranquillement, tout près du sol, en respirant de toute sa rondeur bienveillante.

Ensuite je me revois au milieu d’un petit parc, devant une structure centrale entourée de pierres, peut-être une colonne, peut-être une fontaine. Ça poussait fort en dedans, je me suis mise à donner de la voix pour ébranler le silence des arbres. Janis, Janis, Janis avait beau sortir de ce corps, elle y en avait toujours plus qui jaillissait dans la nuit tiède. Varan se tenait en bordure de mon champ de vision, m’écoutant d’une oreille. Je le voyais comme un protecteur discret, on ne cliquait pas vraiment mais c’était pas grave, le ciel enchanté recouvrait également tout et tout le monde. À la fin, quand je me suis tue, il m’a quand même fait un petit compliment accompagné d’un applaudissement économe, mais senti. Puis il a proposé de me ramener chez Marco et j’ai senti moi aussi que le moment était venu de rentrer dans une tanière comme les petites bêtes qui dormaient sûrement autour de nous, blotties.

Le logement somnolait paisiblement, plongé dans l’obscurité.

On s’est installés sur mon divan. Varan est allé chercher le cendrier et deux verres d’eau. En l’attendant, la pièce tapissée de veines multicolores s’est animée d’une ample respiration. Les photos sépia prenaient toutes sortes de teintes délicates. Quand il est revenu, je me suis exclamée :

— C’est fou pareil, à chaque fois je vois des arcs-en-ciel mais on dirait que le mauve est plus prononcé qu’en vrai, je sais pas ce que ça veut dire? Les verts aussi sont plus intenses, plus profonds, comme si tout vivait plus, ou plus fort, ou…

Il m’a coupé la parole :

— Ouais, en parlant de fort, baisse donc le volume, oublie pas que t’es… quand on est stone de même, on se rend pas toujours compte.
— Oh, c’est vrai.

D’un seul coup je me suis sentie toute bizarre, prise en faute, soudain consciente qu’il était tard, que Marco dormait sans doute de l’autre côté de la cuisine, bulle d’ombre au bout de mon champ de vision qui une minute plus tôt n’allait pas aussi loin. Et la fatigue m’est tombée dessus. J’avais l’impression de ressentir le poids de tout ce que j’avais vécu depuis ce 1er août. Le basculement vertigineux de ma vie depuis ce jour me faisait tourner la tête et j’ai profité de ce qu’il était parti à la toilette pour m’allonger, un bras sur les yeux dans le but de les abriter de l’éclat brutal du plafonnier. Ce que j’étais bien. Dans le fond, il ne m’en fallait pas plus que ce divan, ce salon, cette maison.

Les paupières baissées, je me suis laissée aller à imaginer à quoi ma vie ressemblerait si Marco acceptait que je m’installe un peu. Je pourrais lui proposer de contribuer en grattant ma guitare en bas, dans la rue, ou dans le parc… Quand je les ai rouvertes, Varan soulevait ma chemise, assis à côté de moi.

Je le voyais comme au bout d’un long tunnel. Il a relevé ma jupe indienne d’une main tout en défaisant sa ceinture de l’autre. Je crois qu’il n’a même pas enlevé son pantalon. Il a porté ses doigts à ses lèvres, les a humectés avec sa langue et les a enfoncés entre mes jambes. Les a ressortis. S’est glissé à leur place.

J’avais la tête qui tournait. Le hérisson roulé en boule dans ma gorge m’empêchait de parler.

Je ne savais plus bouger. Mon champ de vision oscillait au rythme des coups de plus en plus rapides qu’il donnait dans ce ventre. C’était si incongru, si ahurissant que ça n’avait rien à voir avec moi. Comme pour me protéger, des milliers d’étincelles blanches m’ont enveloppée. Si je dirigeais mon regard sur quelque chose, il y en avait tellement que j’en avais la vue embrouillée. Sur le mur, les images s’étaient disloquées sous les secousses. Il ne restait d’elles que des masses confuses qui n’avaient plus aucun sens.

Il s’est retiré juste au moment de jouir, ça a giclé partout sur mon ventre et entre mes seins.

— Tu vois. Je suis prudent, je fais attention.

C’était collant. C’était visqueux. C’était poisseux. Ça me coulait entre les jambes et ça m’engluait de partout. Mes oreilles sifflaient comme si une bombe avait éclaté au milieu de moi. Dans le cratère, il ne restait plus qu’un profond silence.

Varan est retourné à la toilette, puis il a ramassé son casque et son blouson de cuir. J’ai tourné les yeux vers lui, abasourdie.

— Bon ben m’as y aller, moi.

Il m’a fait un petit sourire factice et il a consulté sa montre… il a regardé l’heure!

C’est à ce moment-là que j’ai su. Je me suis relevée dans un brusque soubresaut.

— T’es… t’es pas stone!
— Wow, bien deviné. T’es pas mal bonne. Toi t’en as pris pis moi, j’ai fait semblant.

Il m’a lancé ça avec une étincelle dans le regard. Avec un petit sourire goguenard. Il était fier de son coup, ma parole.

Les étincelles se sont multipliées dans mon champ de vision, le silence a engouffré le reste et quand ça s’est dissipé, il n’était plus là et moi, pas tellement. Je suis restée longtemps sans bouger. Je crois que j’attendais que les photos de David Hamilton reprennent forme. En tout cas, c’est quand j’ai discerné les jeunes filles aux jambes nues que je me suis ébrouée. En reconnaissant la jupe relevée sur leurs hanches. Leur innocence trahie, la perversité du regard adulte du photographe, je ne les distinguais que maintenant. Ainsi secouée, je me suis remise à sentir. À respirer dans la blessure amère de mes poumons désolés.

J’ai réussi à me lever. Je suis allée éteindre le plafonnier d’une main tremblante. Depuis ce jour je les déteste. La première chose que je fais quand j’emménage quelque part, c’est poser un rhéostat pour que plus jamais ils ne m’aveuglent.

La salle de bains était à côté de la chambre de Marco. Je ne voulais pas faire de bruit, mais il a tout de même fallu que je m’aventure dans le passage pour récupérer mon linge propre. Quelle chance. Ensuite je me suis rincée tant bien que mal au lavabo de la toilette, qui donnait sur la salle à dîner. Puis j’ai roulé en boule ma jupe souillée que j’ai enfoncée dans mon sac avec le reste de mes affaires par-dessus. J’ai enfilé mes jeans, déniché sous le divan ma deuxième sandale et contemplé un instant, dans la lueur du réverbère, cet endroit que je m’apprêtais à quitter pour toujours. Marco allait se demander quelle mouche m’avait piquée. Moi, je savais que c’était un reptile venimeux.

J’ai posé le pied sur la terre ferme de la rue Prince-Arthur. Dehors, pas un chat.

Que des papiers gras, des cannettes de bière, des paquets vides de cigarettes. Je me suis orientée un peu, le temps de démêler le nord du sud, puis je me suis mise à descendre la rue de Bullion vers mon seul refuge en ce monde: la place Jacques-Cartier.

J’avais à peine parcouru quelques blocs quand les oiseaux se sont mis à pépier. Le ciel bleuissait. Mes genoux flageolaient. Au coin de la rue Sherbrooke, je me suis laissée tomber sur un muret de pierre. Je ne sentais rien. À peine si je respirais. J’étais encore abasourdie. Il planait toujours en moi, ce curieux silence. Mais le bleu pâlissait et à ma gauche, j’ai vu émerger de la nuit quelques feuilles dentelées, une frêle tige, surmontée d’une boule hérissée d’étoiles. Un pissenlit.

Un pissenlit sorti de nulle part, une petite chose vivante, vaillante, qui poussait contre toute attente entre l’asphalte du trottoir et la pierre du muret. Qui s’était frayé un chemin jusqu’au soleil, qui avait fleuri et formé des semences prêtes à s’envoler aux quatre coins du monde. Une petite tête de lion qui s’ébrouait dans la lumière.

Alors quelque chose s’est soulevé en moi. Moi qui ai une incisive croche, moi qui suis née sous le signe du Lion. Dandelion, dent de lion. Ce serait mon nom de guerre, mon totem secret. Dans un long frémissement, j’ai décidé… non. J’ai su. Que j’allais rester vivante. M’épanouir. Peut-être même resplendir.

Je me suis relevée, j’ai assuré les bretelles de mon sac à dos sur mes épaules et j’ai bondi vers le sud en rugissant.

Texte et illustrations © Sophie Voillot 2023

< Épisode précédent | Prochain épisode >

Dent-de-lion est un feuilleton d’autofiction écrit, illustré et diffusé par Sophie Voillot.
error: Sélection désactivée