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La grimace du téléphone

Première époque

1er épisode

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Trame sonore:
Janis Joplin, Summertime

 

31 juillet 1975

Nous habitions au nord de Jean-Talon, juste à l’entrée de Ville Mont-Royal. Je suis sortie de la maison à toute vitesse; j’avais hâte de rejoindre Steffi, qui vivait dans un duplex de la rue Grosvenor avec sa famille allemande. On n’allait pas à la même école mais dès notre première rencontre, on était devenues inséparables. On passait nos journées à écouter Janis chanter Cheap Thrills dans sa chambre au plafond bleu qu’on avait repeint ensemble. À la dernière minute, j’avais eu l’idée de laisser en blanc un croissant de lune et quelques étoiles. Ça faisait très joli et j’en tirais une fierté démesurée.

Débarquée depuis peu du Sénégal où elle avait appris le français, Steffi était drôle, elle avait de longs cheveux soyeux, un grain de beauté sur l’aile du nez et je ne m’apercevais même pas que j’étais un peu amoureuse d’elle. Je ne savais pas que c’était possible.

Depuis le début des vacances, j’avais le droit de sortir seule, mais toujours pas celui d’inviter qui que ce soit chez nous. Je soupais souvent chez Steffi alors qu’elle n’avait pas mis une seule fois les pieds à la maison. Je ne me souviens pas de ce qu’on a mangé ce soir-là, mais je suis sûre qu’il y avait des pommes de terre et de la moutarde. La dernière bouchée avalée, on s’est levées, on a dit qu’on allait faire un tour et on a pris l’autobus sur Queen-Mary en direction du Café Campus.

— J’étouffe… essaye de voir si tu peux ouvrir la fenêtre un peu plus grand.

Malgré tous mes efforts pour tirer sur la poignée de la vitre coulissante, elle se heurtait au bout de sa course et rien ne bougeait. C’était déjà ouvert au maximum, mais il n’entrait qu’un filet d’air épuisé qui est venu expirer contre mon cou. Ma nuque me faisait souffrir. La veille, ma mère m’avait secouée brutalement pour une raison que je me rappelais mal: j’avais oublié de mettre des petites cuillers sur la table, ou monté la mauvaise paire de pantoufles dans sa chambre.

Steffi a tiré sur la corde jaune:
— Come on, miss Lunatique.

Elle m’appelait comme ça parce que j’étais constamment dans la lune. Sans regarder où j’allais, je me suis élancée sur la chaussée, mais une main m’a saisie par l’épaule et tirée brusquement vers l’arrière. L’autobus qui repartait m’a frôlée en klaxonnant.

Sans la présence d’esprit de Steffi, ma vie se serait terminée à cet instant précis.

Le souffle coupé, le cœur en bataille, on est demeurées figées un instant avant de traverser la rue. Ensuite on est entrées sans difficulté malgré l’impertinence de nos seize ans. Ce n’était pas la première fois. De toute manière, la bière ne m’intéressait pas autant que la musique et les joints qui circulaient autour des tables. Dès que j’avais fumé un peu, je bondissais sur la piste de danse, soulevée par des bouffées de joie.

Quand j’avais trop chaud, j’allais rejoindre ma fée blonde assise pas loin avec son bock. Elle traînait perpétuellement un paquet de Gitanes dans la poche du manteau maxi qu’elle portait beau temps mauvais temps. Ça en faisait quatre ou cinq qu’on fumait en silence: on n’était pas du genre à bavarder sans cesse et de toute façon, Jim Morrison parlait plus fort que nous.

Mon regard continuait à sautiller d’une table à l’autre. Encore chamboulée par l’incident de l’autobus, je l’ai baissé sans raison précise. Il est allé se poser sur un billet de vingt dollars plié en deux qui frémissait sous une chaise vide, à deux pas de là. J’ai plongé, je l’ai pêché et en refaisant surface, je me suis retrouvée devant un sourire entouré de taches de rousseur à qui j’ai demandé:

— C’est à toi?
— Non, m’a-t-il répondu, mais si tu cherches de l’acide, je suis en train d’en acheter, c’est cinq piastres chaque.

Il avait les cheveux longs lui aussi, décidément. Et une lueur enjouée dans les yeux. Je n’ai pas hésité. Je n’en étais plus à un risque près.

— Oui mais attends une minute, je vais voir si ma chum en veut.
— Pas question, s’est écriée Steffi. L’acide, c’est corrosif, ça va nous faire des trous dans l’estomac.

Tout en faisant signe au gars que j’en voulais juste un, j’ai froncé les sourcils, pas sûre de ça pantoute, mais elle s’est levée pour s’en aller. Tolérants, discrets, ses parents allaient tout de même s’inquiéter. Moi, j’avais dit aux miens que je dormais chez elle. On s’est disputées à voix basse une minute ou deux. Pour finir, j’ai promis d’être prudente et de ne pas me laisser enlever par d’odieux satyres mal intentionnés. On s’est embrassées et je suis vite retournée voir le sourire, dont le propriétaire s’appelait Jean-Louis.

Il a déposé dans le creux de ma paume une minuscule pastille violacée:
— C’est de la micro purple, tu connais?

Elle n’avait aucun poids. Je l’ai avalée comme si de rien n’était. J’ai montré ma langue à Jean-Louis pour vérifier si l’acide était bien parti, il m’a tiré la sienne en hochant la tête, on a ri. Puis on est allés se trémousser sur quelques airs de rock en attendant son chum Normand.

Le gars s’est amené, un grand brun. Jean-Louis l’a pris à part. Ils m’ont regardée en hochant la tête, Normand a gobé sa micropointe et on est sortis chercher un taxi pour aller tripper chez Jean-Louis qui avait de la bonne musique, Normand pouvait le confirmer.

On a descendu Côte-des-Neiges, puis Guy jusqu’à Sainte-Catherine et on a tourné vers l’est. Passé le Quartier latin, j’entrais en territoire inconnu.

J’avais beau vivre à Montréal depuis plus de six ans, je n’étais jamais allée plus loin que la rue Saint-Denis.

Je sentais des papillons s’ébrouer dans mon ventre. On se faisait les yeux doux Jean-Louis et moi sur la banquette arrière, on se collait le front, on se frottait le nez pendant que Normand, qui avait encore un peu de temps avant de commencer à monter, faisait la conversation au chauffeur.

On a débarqué rue Joliette et grimpé un escalier qui ondulait doucement, pour aboutir dans une petite chambre avec un matelas par terre. Les murs étaient couverts de posters psychédéliques. J’ignorais encore tout d’Echoes, Fragile ou Selling England by the Pound. Je n’étais pas près de les oublier. Manipulant les 33-tours avec une dextérité mêlée de respect, Jean-Louis les a fait jouer l’un après l’autre. Comme ils avaient vu tous les shows, Normand et lui connaissaient par cœur les paroles qu’ils déclamaient à mon intention avec des mimiques théâtrales. Moi j’assistais à tout ça, parcourue d’étincelles.

Entre Jean-Louis et moi, les sourires volaient de plus en plus haut. Après le troisième disque, le grand brun s’est levé sous prétexte d’avoir des fourmis dans les jambes et il est parti voir ailleurs, nous laissant seuls. On est restés allongés côte à côte.

Peu à peu, toute la pièce s’est mise à respirer et moi, à parler. Tandis que les affiches prenaient vie, Jean-Louis m’a écoutée sans m’interrompre et j’ai pu lui confier tout ce que je n’avais jamais dit à personne, pas même à Steffi: je pense que j’avais trop peur de lui faire peur.

Les menaces. Les cris. Les coups. La cruauté.

Par exemple, quand elle voulait me punir, ma mère décrochait le téléphone et prévenait l’école que j’étais encore malade, eh oui, la pauvre enfant. Santé fragile, oui. Après quoi je passais la journée emprisonnée dans ma chambre. Autre exemple, le jour où je m’étais retrouvée les cuisses pleines de bleus pour une serviette oubliée sur le carrelage. Ou les séances d’humiliation, la mère et le beau-père siégeant sur le sofa, ma petite sœur et moi clouées face à eux, tremblantes, réduites à néant.

Tout récemment, j’avais fait ce cauchemar qui me hantait encore:

J’ouvre le placard de l’entrée. Dedans il y a ma petite sœur morte, barbouillée de sang écarlate. Mon beau-père surgit derrière moi et me donne une tape derrière la tête avec tout le mépris dont je le sais capable: « C’est toi qui as fait ça, hein, salope! » Mais c’est pas moi, c’est lui. Je le vois dans ses yeux.
Arrive ma mère, le visage déformé par la colère. Dans tous ses états, elle va chercher quelque chose à la salle de bains. C’est son flacon de somnifères. Elle m’accule contre un mur, me force à ouvrir la bouche, cherche à me faire avaler tout le contenant.

Une bouilloire Corning Ware blanche à poignée noire, ornée d'un motif de fleurs, dont s'échappe des volutes de vapeur tarabiscotées.

Ah, mais dans les bras de Jean-Louis, j’étais bien vivante. Et c’était peut-être mon baptême de l’acide, mais je n’étais plus vierge depuis plusieurs mois. Dorothée, mon autre amie, piquait à son père gynécologue des échantillons de pilule qu’elle me refilait, bafouant plusieurs lois d’un seul coup. J’avais déjà couché avec quelques étudiants de l’université l’après-midi, dans des chambres envahies de livres et de lumière. Mais rien ne m’avait préparée au courant tellurique, à la déferlante de force vitale qui nous a poussés vers un plaisir exubérant, capable de tout balayer sur son passage.

L’aube a fait bleuir la nuit. Bercés par le pépiement cristallin des oiseaux, on a glissé dans le sommeil sous les draps parsemés de violettes paradisiaques.

Quand on s’est levés, un soleil tropical inondait la cuisine. L’effet du LSD s’était presque entièrement dissipé. Il ne restait que des reflets irisés à la surface des objets. La vapeur de la bouilloire dessinait aussi des volutes un peu tarabiscotées. En voyant l’heure, j’ai sursauté.

— Faut que j’appelle ma mère! J’étais censée rentrer vers dix heures.

Sauf que dans tout l’univers, un seul objet faisait la grimace:
— Le téléphone… il veut me mordre.
— Qu’est-ce qui se passe si tu l’appelles pas? m’a demandé Jean-Louis en mettant du pain à griller.

J’ai répondu sans réfléchir:
— Je me fais tuer en rentrant.
— Pis si tu rentres pas? Ce que tu vis, c’est pas correct, tu sais. C’est pas normal.

Je suis restée suspendue comme un poisson hors de l’eau, le temps que l’idée se fraie un chemin à travers mes neurones électrisés. Qu’est-ce que j’avais à perdre, moi qui, la veille, avais failli mourir sous les rues d’un autobus?

Le premier avantage que j’ai vu, c’était de ne pas avoir à tendre la main vers le téléphone enragé. Le deuxième, le regard complice de Jean-Louis quand il a posé deux tasses de café sur la table. Le troisième, l’espace immense qui s’ouvrait devant moi avec une facilité vertigineuse. Il suffisait de ne rien faire… et c’est ce que j’ai fait.

Je ne suis jamais rentrée. Ni ce matin-là, ni le lendemain, ni aucun autre jour.

Texte et illustrations © Sophie Voillot 2023

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Dent-de-lion est un feuilleton d’autofiction écrit, illustré et diffusé par Sophie Voillot.
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