L’Opinel

nouvelle
Troisième prix, concours littéraire Nouvelles Fraîches IV

Ce que j’aime avec les couteaux Opinel, c’est qu’ils restent toujours aiguisés. Je sais pas avec quoi ils sont fabriqués, moi le mien je l’ai depuis trois ans et il coupe aussi bien qu’au premier jour. Et je m’en sers pas que pour couper des tomates, comme dans la publicité à la télévision où quelqu’un lance une tomate en l’air et la tranche en deux en plein vol. Moi, avec mon Opinel, je fabrique des oiseaux. En bois. L’été, au parc Lafontaine, les employés de la ville taillent les arbres. C’est là que je trouve mon matériel : c’est plein de belles branches sur l’herbe, le soir. C’est plein d’hommes aussi, mais ils me laissent tranquille parce que je suis une fille. Denis, mon voisin, qui a quinze ans comme moi, des fois il va au parc la nuit, rencontrer des hommes. Ils lui donnent de l’argent, qu’il dépense dans les arcades de la rue Sainte-Catherine.

J’aime ramasser des branches, c’est comme aller à la chasse. Il faut ouvrir l’oeil pour repérer celles qui ont la bonne forme, tordues, noueuses. Le noeud, c’est le corps de l’oiseau. Mais avant de sculpter l’oiseau, j’enlève l’écorce. Il faut que je fasse attention pour pas en mettre partout sinon ma mère me crie après. Alors je mets un vieux journal sur la table de la cuisine, comme ça j’ai la paix. Elle est si laide, la vieille table grise avec des paillettes jaunies, je vois pas pourquoi ma mère crie tant.

Quand j’ai fini d’éplucher toute l’écorce, je commence à enlever doucement des petits morceaux pour trouver l’oiseau qui se cache dans le bois. Y en a pas deux pareils. Des fois, j’essaye de sculpter autre chose, n’importe quoi, une main, un visage, j’aimerais bien réussir les visages. Mais j’y arrive jamais aussi bien qu’avec les oiseaux. Il faut dire que j’ai souvent envie de m’envoler, surtout l’été. Mes parents et moi, on habite rue Panet, un quatre et demi avec sous-sol, dans la côte entre Ontario et Sherbrooke. Quand on laisse tomber une balle sur le plancher, elle se retrouve toujours au même endroit, à côté de la fournaise. En été, tout est couvert de poussière, et les fenêtres se salissent à une vitesse désespérante.

Quand il fait beau, je sors une chaise sur la galerie, je m’installe au soleil et je regarde le ciel. Les nuages sont incroyables, ils changent constamment. Je contemple leurs grandes spirales cotonneuses et je rêve que moi aussi je plane loin au-dessus des maisons, des autos, des écoles… Des fois, je trouve ça tellement injuste de pas pouvoir voler. Ils ont de la chance, les oiseaux. Ils vivent pas du tout dans le même monde que nous : ils naissent dans les arbres. C’est peut-être pour ça que dans le bois je vois mieux les oiseaux. Au-dessus de chez moi, il y a souvent des goélands. Je choisis le plus beau et j’essaie de le suivre, mais pas seulement avec les yeux : avec le coeur aussi. Quand je réussis, c’est comme si un morceau de moi volait avec l’oiseau et je me sens un peu consolée.

La seule personne à qui je puisse en parler, c’est Lise, ma meilleure amie. Elle m’a acheté un oiseau, je sais pas si elle se rend compte à quel point elle m’a fait plaisir. Elle l’a posé sur le bord de la fenêtre, près de son lit. J’aime bien aller chez Lise après l’école. Quelle paix, sans parents qui crient tout le temps, comme chez moi. Enfin, quand je dis mes parents, je simplifie, parce que mon père a disparu depuis belle lurette. Ma mère s’est remariée voilà des années. Lise me trouve chanceuse : elle vit seule avec sa mère, qui travaille beaucoup. Lise m’invite souvent l’après-midi, je crois qu’elle aime pas la solitude. Moi, je trouve que c’est elle qui a de la chance.

Le mari de ma mère, il s’appelle Roger. Ils ont jamais eu d’enfant ensemble. Ça m’étonne plus : j’ai bien fini par me rendre compte que ma mère dort presque toujours seule dans le grand lit de leur chambre. Lui, il couche sur le vieux sofa-lit du sous-sol. Le gros paresseux, il passe ses journées devant la télévision. Mes parents sont assistés sociaux, comme on dit. Ma mère, au moins, elle fait la cuisine, le lavage, le ménage, je comprends qu’elle travaille pas. Et puis, elle a été très malade l’année où j’ai eu douze ans. Elle a eu le cancer de l’utérus, il a fallu tout lui enlever. Elle est restée trois semaines à l’hôpital.
Heureusement que j’étais assez grande pour cuisiner un peu, parce que Roger, il sait même pas faire cuire un oeuf. Le premier soir, il a essayé : il a cassé les oeufs dans la poêle froide, et après il a allumé le gaz en-dessous. L’omelette était toute collée. Je l’ai mise à la poubelle et j’ai préparé des spaghetti. Après ça, je me suis occupée des repas. Roger en a profité pour me laisser faire le café, et après il a voulu que j’aille le lui porter au sous-sol le matin. C’est là que tout a commencé.

Il faisait noir dans le sous-sol, comme toujours. Roger dormait sur le vieux sofa brun. Il faisait chaud. En dormant, il s’était à moitié débarrassé de sa couverture, et je voyais son ventre pâle et poilu se soulever avec chaque respiration. De temps en temps, il poussait un petit ronflement. Je suis restée là quelque temps. Une moitié de moi voulait sortir, sortir tout de suite, et l’autre moitié rassemblait son courage. Je me suis approchée. Il sentait l’alcool. Près de lui traînaient quelques bouteilles de bière vides. J’aurais jamais cru qu’on pouvait être dégoûtée par quelqu’un à ce point. J’ai posé la tasse de café sur la table, près du cendrier que j’ai fabriqué pour ma mère quand j’étais petite. Il était plein de vieux mégots. Roger me tournait le dos, il avait remué dans son sommeil. Son épaule gauche était couverte de sueur. J’essayais de me raisonner : si Roger était vraiment mon père, il me dégoûterait pas comme ça. J’ai pris une grande respiration et j’ai posé ma main sur son épaule en chuchotant : «Roger, réveille-toi, c’est le matin, c’est moi, j’ai fait du café.»

Il a ouvert les yeux et il a dit : «T’es fine.» Puis il m’a prise dans ses bras, mais pas du tout comme un père, plutôt comme un amoureux, mais c’était comme une grimace. J’ai voulu me dégager, mais il a serré plus fort en répétant : «T’es fine, t’es fine, sois fine.» Il a pris ma poitrine dans ses mains, puis mon ventre, et j’ai eu peur. Mais même si j’avais crié, personne m’aurait entendue; alors j’ai dit doucement : «Roger, arrête, arrête.» Mais il est monté sur moi, j’étais écrasée sous son poids, et puis il a relevé ma jupe, il a tiré sur ma culotte, il sentait mauvais, il était tout mouillé. J’avais des frissons glacés dans le coeur. Et puis j’ai dû m’évanouir, je me suis sentie basculer dans un monde lumineux où je ne sentais plus rien.

C’est la douleur qui m’a rappelée. Roger grognait contre mon oreille et c’était ses mouvements qui faisaient mal, à l’intérieur de moi. Et puis il s’est retiré brusquement et quelque chose a coulé sur mon ventre. Il disait : «Tu vois, je fais attention.» Il disait : «T’es fine.» Moi, j’avais envie de vomir. Il m’a enfin lâchée et j’ai couru à la salle de bains. Je suis restée sous la douche assez longtemps pour vider le chauffe-eau. J’avais l’impression que je pourrais jamais me laver assez. Après, je me suis enfermée dans ma chambre et je suis restée là toute la journée, couchée sur mon lit, sans penser à rien. J’avais le vertige. Le temps était suspendu.

Puis j’ai eu faim, et il a bien fallu que j’aille dans la cuisine. Assis à la table, Roger regardait la télévision. Il avait les cheveux gras, c’est pourtant pas fatigant de se laver. J’ai traversé la cuisine vers le frigidaire, sans le regarder. C’est à ce moment-là qu’il m’a dit, les yeux fixés droit sur la télé : «Si tu le dis à ta mère, je te tue.» Après, j’ai pensé qu’on dit souvent ça : «Si tu touches à mes affaires, je te tue.» Et personne le fait. Mais quand même, j’ai rien dit à ma mère. De toute façon, elle m’aurait pas écoutée. On se parle pas beaucoup, je sais pas pourquoi, on dirait qu’elle a peur de moi. Et puis elle me trouve bizarre avec ma chambre pleine de branches.

J’en ai même pas parlé à Lise. On dirait que j’ai honte, c’est pourtant pas de ma faute. Et puis Lise, elle a pas d’homme dans sa maison, elle peut pas comprendre. Mais ça me fait du bien d’être avec elle. Des fois, on va danser toutes les deux, on s’habille bien, on se maquille beaucoup. Le doorman pense qu’on a dix-huit ans et il nous laisse entrer.

L’autre soir, Lise m’a prêté son chandail noir super moulant, j’étais presque aussi belle qu’elle. Sur la piste de danse, j’ai tout de suite remarqué un drôle de bonhomme qui dansait les yeux fermés, avec de grands gestes lents. Presque sans y penser, je me suis retrouvée près de lui. Quand il a enfin ouvert les yeux, il m’a souri d’un air amusé. Comme s’il était le seul à connaître le fin mot de l’histoire. Une histoire très ancienne. Il me faisait penser à des choses inhabituelles. Ses cheveux dansaient autour de son regard qui riait au milieu d’un visage de rouquin. Il m’a offert un verre. J’ai pris du vin blanc. Moi la bière me donne mal au coeur, et le vin rouge ressemble à du sang. Le vin blanc au moins c’est léger, c’est transparent, on peut presque voir les nuages s’allonger dedans comme dans le ciel. J’ai rien expliqué, mais il avait l’air de comprendre.

Je lui ai dit : «Tsé, j’aime beaucoup les oiseaux.» Il s’est mis à me raconter un vieux film, une histoire de goéland avec un nom pas possible. Jonathan quelque chose. Un goéland qui passe sa vie à voler plus haut, plus loin, et qui va jusqu’au bout du monde. C’était beau.

À la fin de la soirée, Daniel m’a emmenée chez lui. J’avais fini par savoir son nom. Je riais tout le temps. Ses fenêtres étaient pleines de plantes. Chez nous, y en a pas, à à cause du manque de lumière. J’ai essayé, mais elle finissent toutes par mourir. Il m’a regardée comme un lutin et il a mis de la musique. Puis il m’a annoncé que c’était la musique de Jonathan. On a éteint la lumière et on s’est laissé flotter. Il s’est mis à poser des becs un peu partout sur mon visage. C’était doux, c’était chaud. Je l’ai suivi dans sa chambre. Pour la première fois, j’avais envie de faire l’amour.

Après, on est restés là, sous les draps, en silence, à respirer ensemble. Nos mains étaient blotties côte à côte. Le jour se levait. En m’endormant, j’ai entendu les premiers oiseaux, ceux qui chantent quand le ciel est mauve. J’avais pas peur de ce que ma mère dirait, c’était si loin tout ça. De toute façon, je crois qu’elle fait pas vraiment attention à ce qui m’arrive, sinon elle verrait bien comment Roger me regarde des fois, et elle descendrait voir ce qui se passe au sous-sol quand je porte son café à Roger, qu’il monte le volume de la radio et que je remonte pas tout de suite. Mais elle veut surtout avoir le moins de problèmes possible, et quand Roger fait ça avec elle, il la laisse tranquille.

Quand je me suis réveillée, Daniel était déjà debout. Il avait mis de la musique brésilienne. La cuisine était toute chaude de soleil. Il faisait chauffer des croissants. J’ai offert de l’aider, mais il a rien voulu savoir. J’étais son invitée. C’est à ce moment-là que j’ai senti quelque chose de nouveau, un espace dans mon coeur, une légèreté, comment dire ? C’est peut-être ça qu’on appelle le bonheur. Totalement insaisissable. Des croissants chauds, du café sur une petite table, quelques notes de musique, j’avais beau essayer de comprendre, les choses n’expliquaient rien. Daniel me racontait des anecdotes sur ses clients. Il travaille dans un café. S’il est gentil comme ça avec tout le monde, c’est le patron qui doit être content. Au début de l’après-midi, il a fallu se quitter parce qu’il s’en allait travailler. Sur le trottoir, il m’a serrée fort contre lui en disant : «On va se revoir ?» J’ai fait «oui» avec la tête. Il avait les yeux pleins de lumière.

Je suis passée par le parc Lafontaine pour rentrer chez moi. Près de l’étang, j’ai eu une idée. J’ai cherché longtemps, jusqu’à ce que je trouve une belle branche noueuse à terre. Je voulais pas la prendre sur un arbre pour pas lui faire mal. Je voyais déjà l’oiseau : un goéland comme Jonathan, avec les ailes grandes ouvertes et la tête levée vers le ciel. Et puis je me suis dépêchée de rentrer travailler là-dessus, pour l’offrir à Daniel la prochaine fois qu’on se verrait.

Ma mère était sortie. Je me suis installée sur la table de la cuisine et j’ai commencé à enlever l’écorce, doucement pour pas abîmer l’oiseau. C’était un très beau morceau de bois et mes mains bougeaient avec une intelligence nouvelle. J’étais très fière de mon idée. J’avais la chanson de Jonathan dans la tête. Soudain j’ai senti Roger derrière moi. Il sentait la bière, j’ai frissonné affreusement. Il a dit : «Laisse tes niaiseries pis viens-t-en dans le sous-sol.» Et il a mis ses grosses mains sales sur mes seins.

Alors je me suis retournée et j’ai planté mon couteau dans son ventre.

Sophie Voillot
Montréal, 1986

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